Conscient / Inconscient, une réalité physiologique ?
Sur un chemin de campagne arrive un couple bizarre, désassorti, se déplaçant ensemble mais sans être au même pas. Au loin les ailes de quelques moulins. L’un des personnages, grand, maigre, chevauche un cheval efflanqué, l’autre, rondouillard se fait secouer sur l’échine d’un âne. A mesure qu’ils s’approchent, leurs voix se font entendre. Le grand a le verbe fort, on le devine hâbleur et bagarreur. Le petit gros s’exprime d’une voix aigüe, geignant, se plaignant d’avoir tout à gérer à tout moment, alors que le grand échalas n’en fait qu’à sa tête et n’écoute jamais ses conseils. D’ailleurs, celui-ci ne l’écoute même plus, il fonce au galop en direction des moulins.
Chacun aura reconnu Don Quichotte et Sancho Pança, les deux héros de Cervantès, que le psychiatre et hypnothérapeute Dominique Megglé (dans « Erickson, hypnose et psychothérapie »), utilise comme métaphore du conscient/inconscient. Un conscient qui décide, parfois par des décisions contraires aux intérêts de cette singulière équipe, un inconscient qui gère au mieux ces intérêts, veillant jour et nuit, mais qui n’a pas le pouvoir de décider.
La notion conscient/inconscient est à la base de l’hypnose. La transe hypnotique se traduit par un « débranchement » des facultés conscientes du sujet au profit d’une connexion avec son inconscient. Même devant ce fait, la notion d’inconscient est restée longtemps comme une vue de l’esprit. Freud a toujours regretté de ne pouvoir prouver sa théorie de l’inconscient par des explications physiologiques, au point de refuser de publier certains de ses travaux sur le sujet. Il aura fallu attendre la toute fin du XXè siècle, et l’arrivée des moyens d’exploration du cerveau par l’imagerie médicale, pour que Antonio Damasio valide scientifiquement la notion d’inconscient.
Nous avons choisi d’expliquer la réalité conscient/inconscient à travers trois auteurs marquants du début du 21è siècle, qui ont étudié cette dualité cérébrale.
Dans son ouvrage « Guérir le stress, l’anxiété et la dépression sans médicaments ni psychanalyse » (2003) David Servan-Schreiber , psychiatre français qui a étudié et exercé aux Etats-Unis, propose une explication basée sur l’existence de deux cerveaux en un, reprenant ainsi la théorie développée par Damasio quelques années auparavant. A la même époque, Daniel Goleman, propose une analyse semblable pour introduire sa théorie de l’ « intelligence émotionnelle ». Quant à Joseph LeDoux, s’il reprend le même schéma explicatif, c’est par la voie de l’étude physiologique et de l’architecture du cerveau, aidé en cela par les techniques d’investigation récentes, notamment les IRMf .
Deux cerveaux en un
D. Servan-Schreiber explique qu’ à l’intérieur de l’enveloppe cervicale se trouve le « cerveau dans le cerveau ». C’est à dire le cerveau d’origine de l’espèce humaine, qui gère les fonctions vitales de notre organisme, et donc notre survie, ainsi que nos émotions. Il s’agit du cerveau « limbique », (qui intègre le cerveau reptilien), profond, qui n’avait à gérer au début de l’humanité que la survie et les émotions, notamment la peur face aux dangers de toutes sortes. D. Servan-Schreiber l’appelle cerveau émotionnel.
L’autre partie du cerveau s’est développée avec les besoins de l’espèce humaine, le langage et la pensée. Des couches supplémentaires ont entouré le cerveau limbique pour créer le néocortex, la « nouvelle écorce ». Il s’agit du cerveau cognitif, ou rationnel.
Le cerveau émotionnel existait bien avant le cerveau rationnel. Ce dernier s’est développé à partir de l’émotionnel, d’où une relation très particulière entre la pensée et l’émotion.
Le cerveau émotionnel
Le cerveau émotionnel fonctionne indépendamment du cerveau cognitif. Son rôle est essentiel dans l’équilibre des fonctions vitales qui nous maintiennent en vie : respiration, rythme cardiaque, pression artérielle, sommeil, etc… Il est le siège de toutes nos émotions, peur, colère, anxiété…, qui sont des mécanismes d’urgence de protection de notre intégrité.
Langage et cognition n’ont sur lui qu’une influence limitée : on ne peut commander à une émotion d’augmenter ou de disparaître de la même façon que l’on peut demander à son esprit de parler ou de se taire.
La structure du cerveau émotionnel est plus simple que celle du néocortex. Le langage direct et logique semble lui être étranger, mais il réagit au langage symbolique (métaphores). En revanche il est plus rapide et adapté à des réactions nécessaires à la survie. Par exemple, en présence d’un danger, il déclenche la réaction de survie qui lui semble la plus adaptée, mais pas forcément pertinente, avant que le cerveau cognitif ait pu évaluer complètement la situation et peut-être proposer une réaction plus rationnelle.
Vous marchez dans la campagne, une forme noire, allongée, attire votre attention dans l’herbe. Avant que le cerveau cognitif ait eu le temps d‘analyser cette forme, votre cerveau émotionnel, à partir d’informations partielles et dans le but de vous protéger, a figé votre geste de marche, envoyé des instructions pour que le cœur augmente son débit, envoyant ainsi plus de sang dans vos jambes, ce qui vous permet de fuir au plus vite si nécessaire. Vos pupilles se dilatent, vos poils se dressent…C’est seulement alors que vous parvient l’analyse du cerveau cognitif, est-ce ou non un serpent, qui vous permet de prendre une décision.
Le cerveau émotionnel est plus en phase avec le corps que le cerveau cognitif. Pour cette raison il est plus facile d’accéder aux émotions par le corps et les sens (gestes, toucher, sons, saveurs, senteurs) que par la parole. Ces voies d’accès corporelles au cerveau émotionnel sont souvent plus puissantes que le langage.
Le cerveau cognitif
Il contrôle la cognition, le langage et le raisonnement. Réflexion, abstraction, planification, décision sont son domaine. Sa réaction fait intervenir un grand nombre de circuits neuronaux, elle est donc plus lente. Il évalue d’abord la situation, la réaction vient ensuite, les jugements sont a priori plus judicieux.
Remarque : à ce stade de l’explication, la similitude émotionnel/inconscient et cognitif/conscient est patente, au sens où on l’entend en hypnose. Pour la suite du développement, cette similitude devra rester présente à l’esprit.
Conflit entre les deux cerveaux
En présence d’une information extérieure, les deux cerveaux peuvent se disputer le contrôle du comportement, ce qui peut donner lieu à un court-circuit émotionnel.
Le cerveau émotionnel est doté d’une puissance lui permettant d’inhiber, de « débrancher » le cerveau cognitif. Cette capacité est liée au fait qu’il veille en permanence sur notre survie, surveille l’environnement en arrière-plan et prend des décisions de protection. Qu’un danger survienne, ou au contraire une opportunité d’augmenter la survie (partenaire possible, bien matériel utile), il interrompt en quelques millisecondes l’activité du cerveau cognitif. Ce sont alors les actions instinctives qui prennent le dessus.
Avec humour, D. Servan-Schreiber prend l’exemple de deux hommes en train de discuter à une terrasse de café. Passe alors une jolie paire de gambettes féminines…partenaire éventuelle de perpétuation de l’espèce… la conversation se fige, les regards se focalisent, la gorge est sèche… le cerveau émotionnel s’est imposé…
L’évolution de l’espèce donne la priorité au cerveau émotionnel quand il y a urgence, quand la survie est en jeu. Ce processus qui date de centaines de milliers d’années nous est encore utile dans la vie quotidienne. En tout cas aux terrasses de café…
La domination par le cerveau émotionnel présente cependant le risque que nous perdions le contrôle du flux de nos pensées, que nous soyons conduits à des actes irréfléchis (impulsions, violence, …) si nos réactions ne sont pas bien calibrées. Les émotions peuvent échapper à tout contrôle rationnel d’où une incapacité à nous maîtriser (colère, peur, jalousie), ce qui est la plupart du temps contraire à nos intérêts personnels et relationnels. Le cerveau cognitif a beau se rendre compte alors que cet afflux d’émotion n’a pas de sens, il est débranché et n’est pas en mesure de proposer une réponse rationnelle à la situation. Il en est ainsi, par exemple, du rougissement incontrôlable ou du blocage au moment de prendre la parole en public.
L’explication physiologique de nos réactions émotionnelles
L’explication physiologique de ce phénomène a été donnée en premier par Joseph LeDoux, neurologue américain. Tout ce que nous mémorisons passe par l’hippocampe, sorte de bibliothécaire qui étiquette et range les informations reçues. Si cette information se double d’une émotion, l’amygdale, glande du cerveau limbique par laquelle transitent toutes nos émotions, entre en jeu.
Chaque type d’émotion est doté d’un marqueur biologique propre reconnu par l’amygdale et qui active celle-ci. Elle booste alors l’hippocampe afin qu’une mémorisation particulière soit réservée à l’information concernée. C’est la raison pour laquelle nous nous souvenons bien d’évènements qui ont donné lieu à une émotion.
La mémorisation est automatique, sans intervention du cerveau conscient. Dans les réserves de notre cerveau le couple amygdale/hippocampe range soigneusement ce qui nous a émus.
Nous ignorons tout ce qui est ainsi mémorisé. Pour que le souvenir revienne, une situation analogue devra se présenter, sinon il ne sera jamais réactivé :
« Ces souvenirs abandonnés depuis si longtemps hors de la mémoire, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience… Mais quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, nos émotions restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir… »
Marcel Proust « Du côté de chez Swann ».
Dommage qu’un texte aussi sublime, et aussi visionnaire sur le fonctionnement du cerveau émotionnel, ait été réduit à l’expression « madeleine de Proust »…
En retrouvant par hasard le goût d’une madeleine, Proust voit resurgir le souvenir de sa tante, du village où elle vivait, des voix de ses copains d’enfance. L’amygdale s’est souvenue et a réactivé « la gouttelette presque impalpable du souvenir ».
En l’espèce un souvenir heureux. Mais la mémoire des émotions ne fait pas le tri.
Si vous avez eu un jour un accident sur une route, lorsque vous repassez par le même endroit l’hippocampe vous rappelle le fait brut, l’accident, et l’amygdale ajoute sa dose d’émotion sous forme d’une poussée d’anxiété qui se manifeste par des mains moites, une accélération du rythme cardiaque…
L’amygdale/hippocampe enregistre, entretient ainsi tout un registre de souvenirs + émotion sans que nous en soyons conscients. Et cela peut remonter à loin, car cette glande est très vite opérationnelle chez l’enfant, ce qui explique que des routines nées parfois dans la prime enfance sont fortement ancrées dans la mémoire inconsciente.
La mémorisation porte aussi sur la réaction proposée au moment des évènements par le cerveau émotionnel. Si bien que, face à une nouvelle situation émotionnelle, l’amygdale prévenue très rapidement et directement par un réseau spécial de neurones, comme une sorte de « ligne directe », va passer en revue tout son répertoire de souvenirs et de réactions afin de trouver une réponse qu’elle juge adaptée.
L’inconvénient est qu’elle ne sait pas faire d’analyse, elle procède par association, par analogie, entre des évènements passés et actuels d’où une réaction souvent inadaptée, basée sur des routines qui se sont créées et se répètent alors qu’elles sont souvent obsolètes.
Pour reprendre l’exemple de l’accident, il n’est pas utile que de l’anxiété se produise lorsque l’on repasse sur les lieux, mais l’amygdale l’associe automatiquement.
Vous avez rougi à l’école et ressenti de la confusion en passant au tableau. A l’époque, l’amygdale avait jugé utile de provoquer cet afflux sanguin, approximativement dosé, la rapidité d’exécution l‘emportant sur la précision, afin de dynamiser votre cerveau. De nombreuses années plus tard, au moment où vous allez prendre la parole dans une réunion de travail, l’amygdale retrouve cette situation passée, l’associe au présent et à nouveau vous fait rougir, vous rend confus. L’adulte que vous êtes devenu sera surpris de cette réaction où il ne se reconnait pas.
En cas de thérapie, le thérapeute aura pour tâche de faire « déprogrammer » ces solutions répétitives et inadaptées.
Quand le cerveau cognitif prend le dessus
A l’inverse, il arrive parfois que le cerveau cognitif parvienne à réguler le flux des émotions avant qu’elles ne soient trop envahissantes. On peut parler dans ce cas d’harmonie interne. Situation idéale où nos actions sont en phase avec nos valeurs, où l’émotionnel donne la direction et le cognitif se charge de l’exécution. Goleman en fait la base de sa théorie sur l’ « intelligence émotionnelle ». Cependant un problème peut survenir : à trop museler son cerveau émotionnel, l’individu peut se trouver en déficit de sensibilité et risque de ne pas entendre les avertissements de l’inconscient. Un mariage raté, une profession mal supportée, par exemple, peuvent s’opposer aux valeurs les plus profondes d’un individu. Si le cognitif refuse de voir les choses en face et du fait que le corps est très lié au cerveau émotionnel, des problèmes physiques peuvent se produire : hypertension, infections à répétition, troubles du système digestif, problèmes de peau…
Utilité de la distinction inconscient/émotionnel avec le conscient/cognitif
Les pratiquants de l’hypnose connaissent bien cette distinction puisqu’un certain nombre de techniques leur permettent de « débrancher » le cerveau conscient au profit d’un contact direct avec l’inconscient, au sein de la transe hypnotique. Les hypnotiseurs ont élaboré un ensemble de gestes, un langage spécifique, des métaphores qui leur ouvrent un « dialogue » avec le cerveau émotionnel. Hommage doit être rendu à cet égard à Milton Erickson, le père de l’hypnose moderne, dont le génie a pu comprendre en son temps ce que les IRMf ou autres techniques (Pet Scan , TEP) nous montrent aujourd’hui.
Bien que médecin psychiatre, Servan-Schreiber fait déboucher sa théorie sur des pratiques hors médecine traditionnelle, avec comme credo « une médecine des émotions sans psychanalyse ni Prozac »…Il a beaucoup utilisé l’EMDR dont il fut la figure de proue en France. Il a aussi pratiqué l’hypnose.
La sophrologie fait aussi appel à la distinction conscient/inconscient, dans la mesure où, par ses techniques de relaxation et le lâcher prise, elle permet l’accès à l’inconscient.
Nous l’avons vu, Goleman développe son concept d’intelligence émotionnelle à partir de la distinction entre émotionnel et cognitif. En miroir au QI, il crée le QE, quotient émotionnel, qui inclut la maîtrise de soi, la motivation, le respect d’autrui. Il en fait un instrument d’harmonie personnelle, d’éducation, de relations humaines et de management d’entreprise. La maîtrise du QE serait un meilleur atout dans la vie que le QI.
C’est aussi dans le domaine de la thérapie que la distinction prend tout son sens. Comment se débarrasser de ces comportements qui se répètent malgré nous, échappant à notre volonté, si ce n’est en pénétrant dans le cerveau émotionnel, en y recherchant la source du bogue et en proposant un nouvel apprentissage de comportement plus rationnel.
En conclusion
Ce que l’intuition avait apporté depuis longtemps à ceux qui s’intéressaient aux mystères du fonctionnement du cerveau se trouve aujourd’hui confirmé par les techniques d’imagerie médicale. Il existe bien un conscient et un inconscient, physiologiques, structurels.
La cohabitation n’est pas toujours aisée, du fait de la prééminence en ancienneté de l’inconscient et donc en moyens d’intervention qu’il s’est réservés. L’inconscient nous est indispensable pour gérer notre vie courante, mais il n’est guère mesuré, nuancé lorsqu’il veut nous protéger, d’où des réactions émotionnelles parfois mal dosées.
Mais au fond, l’inconscient est de bonne composition. Il ne s’opposera pas à ce que l’on aille, en sa compagnie, éliminer au fin fond de la mémoire les mauvais réglages et les routines obsolètes qu’il a mis en place, parfois très tôt dans la vie d’un individu. Et il acceptera même d’apporter son aide au changement sous la forme d’un processus mieux adapté.
Les techniques modernes d’investigation permettent aujourd’hui de comprendre un grand nombre de processus électrochimiques qui sont à l’origine des phénomènes que nous avons décrits.
La part de merveilleux s’éloigne, la froide rigueur des expérimentations s’impose. On parle désormais en termes de psychobiologie et non plus de « gouttelette presque impalpable qui porte l’édifice du souvenir »…